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Le Pen: Lettre à mes amis intelligents

(Photo by Thomas Lohnes/Getty Images) - Credit: Getty Images

En ce début d’année, j’ai déjà l’impression d’un mauvais film qui recommence. La scène initiale est plutôt gaie, elle se passe avec des amis autour d’un café, d’un thé, d’un verre, à dîner. J’écoute parler des gens au QI plus élevé que le mien, politiquement concernés, plein de bonnes intentions humanistes et plus ou moins social-démocrates, incarnations diverses de cette élite que tout le monde déteste et que les politiques se sentent obligés d’accuser.

Dans ce film au scénario mâchouillé pour une série télé, vient toujours le moment où l’élection présidentielle française de mai arrive sur le tapis. Et le moment où quelqu’un lance l’inévitable « Marine Le Pen ne peut pas être élue » comme une évidence, un truc de bon sens. A ce moment-là de la discussion, en général, ça dégénère. Parce que cette assurance des gens intelligents m’énerve et m’inquiète. Pourquoi Marine Le Pen ne pourrait pas être présidente ? Je réentends les arguments de l’un d’eux sur le nécessaire « sursaut républicain » et le « plafond de verre » qui ne peut être franchi. La preuve : la gauche s’est mobilisée au 2e tour pour Jacques Chirac face à Jean-Marie Le Pen à la présidentielle de 2002, puis pareil contre le FN aux régionales de 2015. « Marine Le Pen ne peut pas passer, c’est impossible », redit-il en haussant les épaules. Je me revois lui répondant : « Non mais mon pauvre, tu planes complètement. »

Je m’inquiète. Combien d’élections faudra-t-il aux gens intelligents pour comprendre que ce qui se joue hors de leur bulle n’est pas rationnel, que le programme le plus réaliste ne gagne pas forcément contre le plus stupide, parce que la colère est immense ? Les mêmes avaient affirmé que le Brexit était trop peu raisonnable pour l’emporter, Trump trop fou pour être élu. « Le système électoral américain est ainsi fait qu’il est mathématiquement impossible pour Hillary Clinton de perdre, même si elle a moins de voix », ont dit et écrit des tas de gens sages. C’était mathématique, c’était évident, c’était raisonnable. Les mêmes se rassurent maintenant avec le fait que Clinton a gagné en nombre de voix et que notre système électoral à nous est bien plus sûr. Inutile de tourner autour du pot : on n’a rien vu venir de ce qui est arrivé. Et on recommence avec la même arrogance.

Je n’ai évidemment pas la moindre idée de ce que sera l’issue du scrutin. Certains experts politiques chevronnés avouent qu’eux-mêmes ont perdu les clés : les sondages ont montré leur incapacité, la base électorale est une patinoire et les opinions imprévisibles – fluctuantes, capricieuses, désillusionnées, nihilistes, cyniques, profondément et essentiellement en colère. Face à l’assurance de ceux qui croient à la rationalité et au plafond de verre, je m’inquiète. Je ne dis pas que Marine Le Pen sera présidente, je dis qu’elle peut l’être et que ceux qui affirment le contraire avec leurs grands airs et leurs yeux levés au ciel sont à côté de la plaque.

Pourquoi ? Pas seulement parce que ses concurrents sont faibles et que le « Penelope Gate » est en train de tout faire exploser. A droite, François Fillon était déjà sorti par erreur et par miracle de la primaire et patinait dans une mauvaise campagne avant même l’extraordinaire scandale des emplois présumés fictifs de sa femme. A gauche, le parti socialiste est atteint de corbynisme et se suicide en direct. Entre droite et gauche, le jeune Emmanuel Macron devient contre toute attente un concurrent sérieux dans la mesure où incarne ce que les électeurs recherchent en premier lieu aujourd’hui : le différent, l’inattendu, le nouveau.

Marine Le Pen peut gagner parce qu’elle a réussi le tour de force de s’approprier, à droite, les quelques rares thèmes qui font encore rêver les français. Elle a réussi, à force de promesses populistes irréalisables et de mensonges stratégiquement organisées, à incarner les principales passions françaises.

Dans ce pays identitairement égalitariste qu’est la France et où l’antiélitisme est un sport national, le Front National a construit l’ensemble de sa stratégie (comme Jean-Luc Mélenchon à l’extrême-gauche) sur la détestation des élites et « l’antisystème » – une posture à ce point en vogue que tous les candidats s’appliquent désormais à faire de même.

Dans cette France qui a gardé de ses années monarchiques une dévotion à l’Etat protecteur et tout puissant, Marine Le Pen et son bras droit Florian Philippot (venu de la gauche souverainiste anti-européenne) se font maintenant passer pour les seuls défenseurs, à droite, de l’Etat providence. Son principal concurrent pour l’Elysée, le conservateur François Fillon, lui a fourni une occasion en or en se présentant comme un « tchatchérien » et en s’attaquant à la fonction publique et à la sécurité sociale, deux valeurs sacro-saintes en France. 500.000 postes de fonctionnaires en moins, l’assurance-santé confinée aux maladies graves, suppression des 35 heures… avec son obsession de la dette, sa réduction des dépenses publiques et son conservatisme social, Fillon est le plus britannique de tous, l’incarnation du Tory classique. Or le néolibéralisme n’a jamais fait rêver les Français. Ils aiment théoriquement les réformes mais techniquement ils attendent tout de l’Etat, préfèrent qu’on leur promette la lune et qu’on ne touche à rien.

Dans cette France de la Révolution et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Marine Le Pen est la seule femme parmi les candidats crédibles à la présidence de la République. Et c’est une autre femme, sa nièce ultra-conservatrice Marion Maréchal Le Pen, qui a fait trembler la Paca (Provence-Alpes-Côte d’Azur) aux dernières élections régionales. Vu l’absence criante et désastreuse de femmes parmi les candidats de gauche et de droite, le très réactionnaire Front National revêt l’apparence du seul parti féministe de France. Le comble !

Il y a juste un point sur lequel Marine Le Pen est plus britannique que les autres : l’Europe. Avec l’antiélitisme, la défense de l’Etat social et le « féminisme », l’europhobie est la quatrième passion française que le Front National est parvenu à s’approprier. Le parti d’extrême-droite a profité pour cela du changement de cap de la droite gaulliste et de son glissement du souverainisme à l’européanisme. L’eurosceptique Jacques Chirac a fini par vouloir le traité constitutionnel européen – et s’y est cassé les dents en perdant le référendum de 2005. Le Front National, soudain seul à droite sur ce boulevard de l’anti-européanisme, s’est retrouvé en mesure d’attirer les gaullistes eurosceptiques. Une opération de séduction facilitée alors que Marine Le Pen s’employait à dédiaboliser le FN et que Philippot oeuvrait à réintégrer dans ce parti traditionnellement anti-gaulliste la figure rassembleuse de De Gaulle. Désormais, la voilà renforcée par la nouvelle vague occidentale – nationaliste, protectionniste, anti-européenne : « Donald Trump et Theresa May appliquent le programme de Marine Le Pen », a-t-elle dit – Marine Le Pen, comme l’acteur français Alain Delon, parle d’elle à la troisième personne.

Le Pen ment et dit n’importe quoi sur tout. Sur l’Europe, sur le soi-disant sauvetage de la France par le retour au Franc, sur l’exclusion des immigrés.

Paradoxalement, le spectacle désastreux des négociations du Brexit qu’elle a vigoureusement soutenu l’a obligée à changer de cap. Les sondages indiquent un sursaut proeuropéen dans tous les pays de l’UE, notamment en Grande Bretagne et en France. Les populistes sont par définition des opportunistes : Marine Le Pen est donc revenue récemment sur ses promesses de quitter l’Union européenne, pourtant au cœur de son programme. Elle maintient pour l’instant son idée de sortir de l’Euro pour garantir cette tonalité antieuropéenne qui lui permet de passer pour amie du peuple contre « les élites », « le cosmopolitisme », « les immigrés », « le libre échange », toutes ces bêtes immondes qui font de l’europhobie, totem du nationalisme pseudo-protecteur, une affaire qui marche. Elle ne convainc plus seulement les prolétaires, que la gauche a perdus depuis longtemps au profit du Front National, mais aussi les bourgeois lassés de la classe politique et des élites traditionnelles – ceux-là même qui ont voté Donald Trump. Voilà pourquoi Le Pen peut gagner.

Il y a autre chose. Je suis souvent intriguée par le discours des générations en dessous de la mienne, notamment les électeurs potentiels que sont les jeunes adultes de 20-35 ans. Entre eux et moi, il y a deux fossés énormes. Le premier est qu’ils ont constitué leur culture politique sur leur smart phone, à partir d’un déversement continu d’informations courtes, imagées, dont l’importance hiérarchique leur est donnée par la popularité d’un click plus que par la qualité d’une analyse. Le deuxième, plus déterminant, est que la Deuxième guerre mondiale n’existe pour eux que dans les livres d’Histoire. De Gaulle et Churchill ne sont pas plus proches d’eux que Napoléon ou Cromwell.

Dans ma famille, l’Union européenne était accueillie comme une bénédiction. Mon grand-père, juif, avait participé au Débarquement en Provence. Ma grand-mère avait mis dehors sans façons un vieil ami allemand venu gentiment lui rendre visite à Paris en uniforme. Je revois mon père pleurant tout seul devant la télé en noir et blanc à la mort de De Gaulle, son héros. Je revois ma mère gauchiste, qui détestait De Gaulle, reconnaître que « quand même, on lui devait ça ». « Ça », c’était d’en avoir fini avec le nazisme, l’holocauste, la guerre avec nos voisins au nom du nationalisme et du racisme. Dans ce mélange familial contradictoire, l’Europe émergeait comme un point commun et une évidence. Qui en-dessous de trente-cinq ans a été marqué par des grands-parents ayant traversé la guerre ? Qui en-dessous de trente-cinq ans, à moins de bénéficier d’un entourage familial conscient et attentif, peut encore comprendre la beauté, l’urgence et la nécessité de la construction européenne ? Les jeunes Britanniques ne se sont pas presque pas déplacés pour voter au référendum qui a conduit au Brexit. Les jeunes Français me disent si souvent qu’ils n’iront pas voter, qu’y aller ou non « c’est pareil ». Pour tout cela, je m’inquiète.

Marion VR est grand reporter à Vanity Fair

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