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Monsieur L’Europe s’inquiète mais le rêve doit persister

Daniel Cohn-Bendit (PASCAL GUYOT/AFP/Getty Images) - Credit: AFP/Getty Images

Dany Cohn-Bendit est l’Européen par excellence.

Celui dont on pourrait donner les coordonnées à Henry Kissinger quand l’ancien secrétaire d’Etat américain persiflait de sa fameuse phrase : « L’Europe : quel numéro de téléphone ? » Né en France de parents juifs allemands, ancien leader du mouvement étudiant de Mai 1968 à Paris, ancien adjoint Vert au maire social-démocrate (SPD) de Francfort, il a la double nationalité allemande et française mais soutient toujours l’équipe de France de foot contre la Mannschaft allemande, a effectué quatre mandats de député européen sous l’étiquette des Verts en se présentant alternativement en Allemagne et en France et en obtenant les meilleurs scores jamais atteints par ce parti. Ex gauchiste antitotalitaire converti à une économie de marché régulée, il s’est toujours distingué par sa liberté vis-à-vis de la gauche en général et du parti écologiste en particulier, notamment en soutenant l’intervention militaire en Bosnie. Pour The New European, il dresse un état des lieux de l’Europe, de Mai 1968 au Brexit, du désir de liberté au goût de l’autorité, de l’enthousiasme européen au repli nationaliste : une « régression de la conscience démocratique .

MVR : En mai 1968, des centaines de milliers de personnes défilaient à Paris en criant « Nous sommes tous des juifs allemands » en solidarité avec toi, pour une société ouverte sur le monde, libérée de l’autorité et des conservatismes. Les slogans à la mode aujourd’hui, ce sont « Make America great again », « We want our country back »… Qu’est-ce qui s’est passé ?

DCB : Il s’est passé qu’après la chute du Mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, tout le monde a cru que l’occident s’était débarrassé du pire et qu’on était entré dans l’ère du capitalisme triomphant. En fait ce capitalisme était aussi le moteur d’une mondialisation débridée et il s’est empêtré dans ses propres contradictions : s’il a été globalement un progrès, il n’a pas répondu aux attentes, a accentué les craintes, les inégalités, et a suscité surtout une grande désorientation chez beaucoup de gens. Une partie des sociétés se sentent lésées, ne comprennent plus la dynamique, ressentent une insécurité : que cela soit réel ou ressenti, ça ne change rien car cette perception est une réalité. A partir de là, les forces politiques traditionnelles ont perdu la main. Cela a permis l’émergence des différents populismes qui, face à ce vaste sentiment de dépossession, jouent sur la magie du « y a qu’à » : y a qu’à revenir à la souveraineté nationale, y a qu’à faire payer les riches… Dans ce genre de situations, l’Histoire l’a montré, les sociétés ont des tendances régressives. C’est là où l’on se trouve aujourd’hui.

MVR : A-t-on été trop loin dans la revendication de la liberté individuelle pour provoquer une telle nostalgie des formes d’autorité contestées dans les années 60 ? Mai 68 a-t-il une responsabilité dans le retour du nationalisme, du conservatisme, du religieux, de la peur de l’immigré aujourd’hui ?

DCB : C’est très drôle cette question. Cela suggère qu’il y aurait des forces occultes qui contrôleraient en permanence les évolutions ou les ruptures dans les sociétés. Ces mouvements de libération des individus ont eu lieu ces années-là dans le monde entier et étaient une réponse à l’autoritarisme existant dans le monde dans les années 50. L’autoritarisme communiste a donné les révoltes en Pologne et dans d’autres pays de l’Est, l’autoritarisme du capitalisme a donné les révoltes que l’on a connues en occident, de Paris à Berlin en passant par les Etats-Unis, le tout enrobé par l’opposition à la guerre du Vietnam jugée immorale. A partir du moment où ces sociétés se sont émancipées, des tas de théories et d’idéologies ont fleuri et personne ne l’a maîtrisé. Demander si l’on a été trop loin, c’est une fausse question : ça a été là où ça a été ! Oui, des expériences ont été trop loin et se sont mises en porte-à-faux avec l’intention de départ, mais quand une dynamique est lancée, personne ne la contrôle. La dynamique libératoire de 68 a été au bout de ses espoirs et de ses contradictions et a fini par se cogner la tête contre des murs. Ça, c’est vrai. Aujourd’hui il y a un véritable rollback, une culbute arrière réactionnaire conservatrice en réponse aux années soixante. Dans dix ans tu me demanderas si ceux qui portent cette réponse n’ont pas été trop loin, et je te dirai : ben oui, mais personne ne le contrôlait. Les évolutions des sociétés, c’est comme les marées : ça monte, ça descend. On doit se battre pour limiter les dégâts mais sur le fond personne n’y peut rien.

MVR : Sauf que là, la marée descend très loin ! Au point que souvent la liberté ne semble plus une valeur fondamentale mais un détail accessoire. Le dictateur Poutine suscite l’admiration, François Fillon (droite) ne voit pas la Russie comme une menace, Ségolène Royal (gauche) chante la démocratie à Cuba, le gouvernement de Theresa May a l’idée de compter les étrangers dans les entreprises…

DCB : Ça oui, c’est angoissant. On croyait être arrivé à quelque chose de complètement acquis après l’effondrement des totalitarismes nazi, fasciste, communiste. Or aujourd’hui, on n’en croit pas ses oreilles et ses yeux : l’essence même de la liberté organisée dans une démocratie n’est plus une exigence primordiale. Quand les démocraties sont fragilisées par la conjoncture économique et la politique internationale, une majorité des peuples se retournent vers des solutions autoritaires. En France, Poutine est devenu un modèle ou un interlocuteur décent pour les uns, et pour les autres, Chavez et Castro sont des symboles positifs de la lutte de la dictature contre l’impérialisme. En Angleterre, la substance démocratique est durement défiée par les forces nationalistes et par cette phase historique qu’on appelle le post-factuel. La démocratie, c’est un débat permanent sur les meilleures solutions pour organiser la vie politique, la vie économique, la vie sociale, la vie culturelle, et ce débat n’a de sens que si ceux qui se confrontent pour une majorité démocratique échangent des arguments. Or les arguments ont disparu. On peut dire n’importe quoi. Trump s’est fait élire en alignant les fausses informations. Les deux grandes revendications du Brexit – 1. on va prendre l’argent qu’on donne à l’Europe pour le laisser à la protection sociale, et 2. on va fermer les frontières – ont été oubliées dès le lendemain matin : c’était des mensonges mais on n’en parlait plus. A partir du moment où les sociétés s’organisent sur des mots qui n’ont plus de sens, leur substance démocratique est affaiblie. C’est angoissant, car cela veut dire que la couche civilisationnelle et le fonctionnement politique qui sont la condition de la démocratie sont minces et fragiles. La démocratie est en train de payer le prix de ce qu’elle est et de ce qu’elle offre de plus précieux : la liberté.

MVR : Comment expliquer justement que la Grande Bretagne, le pays de la liberté et du libre échange par excellence, donne le premier signal du repli nationaliste ?

DCB : Aucune société n’est complètement immunisée. L’Angleterre c’est l’Angleterre, oui, mais avec ses inégalités criantes. L’Angleterre, c’est l’Angleterre, mais avec des pouvoirs publics en retrait qui assument de moins en moins leur fonction. Chaque pays a ses faiblesses démocratiques. La société française est fragile parce qu’elle aime trop l’idée révolutionnaire, la société allemande est fragile parce qu’elle aime trop la sécurité. La société britannique a beau avoir une tradition parlementaire solide, elle est aussi très nationaliste. Je suis frappé de constater que quand il y a un match de foot Angleterre-Allemagne, les tabloïds britanniques populaires ressortent toujours l’image des casques à pointe pour l’Allemagne, c’est de la folie ! J’ai mis longtemps à comprendre pourquoi la Grande Bretagne avait une relation si difficile avec l’Europe. Je crois qu’elle réside dans la spécificité de l’orgueil national anglais. Tous les peuples ont leur orgueil, mais celui des Britanniques est particulier. Ils sont les seuls à pouvoir se dire : « Les armées de Hitler n’ont jamais pu entrer chez nous ». Ils écartent un peu vite l’avantage géographique de se trouver sur une île, mais de fait, c’est vrai : ils n’ont jamais collaboré avec les nazis. Ils n’ont pas eu besoin de l’Europe pour s’affirmer comme démocratie. Cette méfiance fondamentale à l’égard de l’Europe, c’est le noyau dur de l’orgueil national britannique.

MVR : Qui sert de bouc émissaire à tous les autres ? L’Europe ou l’Allemagne ?

DCB : Les deux se confondent car l’Allemagne est perçue et définie comme le pays hégémonique en Europe. Les promoteurs du Brexit ont joué là-dessus. Agiter l’idée que l’Union européenne est « l’Europe de Berlin » est toujours efficace, parce que ça remue l’Histoire et le sentiment profond de suspicion à l’égard de l’Allemagne – un argument dont se sont d’ailleurs emparé les anti-européens d’autres pays ayant, eux, collaboré avec les nazis : en Pologne ou en Hongrie, comme en France à l’extrême-droite et à l’extrême-gauche. Quand Merkel et Schaüble commettent des erreurs grossières comme la gestion du dossier grec, ils alimentent le sentiment anti-allemand, donc anti-européen. L’orgueil national se nourrit d’ennemis plus ou moins imaginaires et les nationalistes de tous les camps essaient d’instrumentaliser dans leurs pays respectifs cet anti-germanisme qui marche à tous les coups.

MVR : L’Allemagne serait un pays sans orgueil national ? La seule grande nation vraiment européenne en Europe ?

DCB : Le nationalisme allemand, c’est l’inverse de celui des autres. Les Allemands font maintenant comme s’ils étaient génétiquement démocrates, ce qui est malgré tout un peu exagéré et aussi post-factuel. Leur discours, c’est : « Nous sommes la seule société qui fonctionne. Si vous voulez une Europe qui fonctionne, une économie efficace dans le monde d’aujourd’hui, vous devez reprendre les politiques et les solutions que nous, Allemands, avons développée. » Faire comprendre aux autres qu’ils sont devenus un modèle indépassable, c’est leur orgueil national à eux. Le drame de l’Europe, c’est qu’il peut se résumer de manière simpliste : Les Allemands sont pour l’Europe si elle est allemande, les Français pour l’Europe si elle est française, les Anglais pour une Europe qui ne contredise en rien l’Angleterre, etc. Ce qu’on n’a pas réussi à faire comprendre, c’est que l’intérêt commun européen n’est pas la somme des intérêts nationaux et n’est pas identique à l’intérêt national. Les Etats-Unis organisent en permanence la contradiction entre l’intérêt régional local et l’intérêt national. La Californie n’est pas comme le Texas qui n’est pas comme la Floride. L’Allemagne aussi est en débat permanent entre l’Etat fédéral et les Länder dont les exigences sont différentes. L’Europe devrait fonctionner de la même manière.

MVR : Le Brexit est le symbole absolu de l’échec européen. La folie règlementaire du marché unique a exaspéré, l’Etat providence n’a pas su s’adapter… Qu’est-ce qu’on a raté et pourquoi ?

DCB : Depuis Thatcher, les Britanniques c’est : « Retenez-nous ou on fait un malheur ». Pour comprendre le Brexit, il faut se souvenir que depuis Thatcher et son « We want our money back », tous les gouvernements britanniques se sont affirmés dans la suspicion vis-à-vis de l’Europe. Même Blair, qui avait un discours très européen, gardait une pratique peu européenne dans la défense des exceptions anglaises. La Grande Bretagne n’a jamais voulu être sur un pied d’égalité avec les autres. Du coup l’Europe s’est construite à la carte, avec cette idée de l’opting out, et on a oublié en route l’objectif fondamental de définir un intérêt commun. Les Brexiters ont surfé facilement sur des dizaines d’années de dénigrement de l’Europe.

MVR : Tout est de la faute des Anglais ?

DCB : Ce n’est pas de leur faute mais celle de tous les autres qui ont cédé à leur chantage. Les gouvernements britanniques ne sont pas les seuls, loin de là, à se défausser en accusant « Bruxelles », mais ils l’ont fait de manière plus radicale. C’est toujours pareil : à chaque fois qu’une décision européenne est prise, on entend « Bruxelles a décidé ». Mais c’est qui Bruxelles ? Le Manneken piss ? le maire de Bruxelles ? Non, Bruxelles, c’est une commission qui propose, des gouvernements au Conseil européen et un parlement qui légifèrent. Tous les gouvernements trichent avec ça : c’est tellement plus facile d’accuser une entité supérieure. De même, lors d’une élection présidentielle en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne, tous les candidats déclament que leur pays est grand et fort, aucun n’ose dire que dans la mondialisation il ne pèse rien. Si on veut garder une influence dans le monde, c’est à travers l’Europe, or c’est un discours qui n’est presque jamais développé. C’est cela qu’on a raté.

MVR : C’est fichu ?

DCB : Je suis fondamentalement optimiste parce que je suis né en 1945 et que j’ai été conçu juste après le Débarquement anglo-américain en Normandie. Au moment où je suis arrivé sur terre, imaginons que juste après mon cri primal j’aie dit à mes parents, des juifs allemands qui s’étaient cachés en France : ”Dans cinquante ans il n’y aura plus de frontière entre la France et l’Allemagne.”. Mes parents auraient répondu : ”On a un problème. Non seulement ce môme parle trop tôt, mais il est complètement dingue !” » Eh bien contre toute attente, l’Europe a réussi ça. Aujourd’hui elle est dans une situation difficile, oui. Mais prenons l’exemple de la France : l’Etat nation démocratique tel qu’il existe a mis trois siècles à se faire. C’est une construction lente. La Révolution française a donné la Déclaration universelle des droits de l’homme et la République, ok. Mais cette République, quand est-elle devenue démocratique ? En 1945, avec le droit de vote des femmes ! La Grande Bretagne a été plus précoce sur ce point-là mais elle a conservé d’autres privilèges. L’Allemagne aussi, mais elle a ensuite sombré dans le nazisme. Ce qu’on appelle aujourd’hui des démocraties sont le fruit d’évolutions contradictoires dans nos sociétés. Si on analyse la durée de construction d’une démocratie au niveau national, un demi-siècle pour construire l’Europe, ce n’est rien ! Le temps long est difficile à expliquer et à faire accepter politiquement car le temps de l’Histoire n’est pas celui de la politique, qui se structure autour de l’immédiat.

MVR : Le problème, c’est que le Brexit se situe dans le temps court : on construit lentement, on détruit vite.

DCB : C’est le grand débat. Certains croient que le Brexit accélère la désintégration générale. Je n’en suis pas sûr. Les négociations de sortie de l’UE ont à peine commencé mais on voit déjà que les conséquences seront dures et dramatiques pour les Britanniques. Cela crée des angoisses. Chacun cherche des arguments pour se rassurer, mais de fait le Brexit a provoqué des prises de conscience. En Autriche, il y avait une grande majorité pour sortir de l’Europe qui s’est complètement retournée après le Brexit. Même dans la campagne présidentielle, le candidat de l’extrême-droite a fini par ne plus assumer qu’il voulait sortir de l’euro et de l’UE, parce que 60% des Autrichiens voulaient rester et cela explique en partie la victoire (de peu) de l’écologiste Van der Bellen. L’autre petit événement symbolique est l’élection partielle en Grande Bretagne où Zac Goldsmith a été battu à plate couture alors qu’il avait gagné avec plus de 50% – ce qui est rare – dans cette circonscription aisée de Richmond Park. Il était pour le Brexit mais son opposition à l’extension de l’aéroport de Heathrow l’avait fait quitter le parti conservateur et il s’était présenté en indépendant, soutenu par les Tories et par le Ukip. Il a perdu, le Labour aussi et c’est la candidate LibDem soutenue par les Verts qui a gagné : celle qui avait le discours le plus clair contre le Brexit. A l’avenir, la seule façon pour le Labour de gagner les élections serait de se positionner vraiment pour l’Europe et de faire une coalition avec les Libdems. Mais actuellement le Labour est si contradictoire et si ambigu sur le Brexit qu’il est incapable de déclencher une dynamique constructive. Corbyn, c’est le socialisme vieille école qui joue la loose à chaque fois.

MVR : En Angleterre comme en France, il devient de plus en plus courant d’admirer les figures autoritaires et de voir les dictateurs comme des héros. Poutine bénéficie d’une aura extraordinaire. Est-ce qu’on recommence avec le culte du chef ? La comparaison avec les années 30, que l’on fait souvent, est-elle pertinente ?

DCB : Les années 30, c’est autre chose. Ce qui se passe aujourd’hui est une régression de la conscience démocratique, une autre forme de populisme et d’aspiration totalitaire que je ne comparerais pas avec le fascisme. Nos sociétés ont quand même avancé. Mais la démocratie est un processus compliqué et lent. Dans ces moments d’incertitude que nous traversons, on se met à admirer des autocrates comme Poutine qui montrent les muscles et tiennent leur pays. Pourquoi manifeste-t-on contre la guerre de Bush et Blair en Irak et pas contre celle de Poutine et Assad en Syrie ? Parce que ceux qui manifestent, c’est-à-dire essentiellement la gauche, sont toujours structurés sur l’anti-américanisme. A partir du moment où les Américains ne sont plus concernés, ça ne touche personne. La gauche qui manifeste ne se sent pas émotionnellement visée quand l’impérialisme est celui des Russes, parce que l’ennemi formaté est l’anti-impérialisme américain, le mode de vie américain. C’est aussi simple que ça. La liberté leur importe peu – du moins quand il s’agit de la liberté des autres.

MVR : Bizarrement, ce goût de l’autoritarisme va avec une liberté d’expression sans foi ni loi sur les réseaux sociaux et avec le post-factuel, une acceptation des mensonges les plus énormes de la part des nouveaux leaders.

DCB : Oui parce que ceux qui disent des choses sensées n’arrivent pas à convaincre. Tu ne peux pas l’empêcher. Quand des politiques disent n’importe quoi dans une société normalement constituée, très peu de gens les écoutent. Mais dans un monde où une grande partie de la population est désarçonnée, désemparée, alors le n’importe quoi triomphe avec une grande violence. Le post-factuel remporte un succès incommensurable car il s’attaque de front à un discours de l’élite qui n’arrive pas à justifier les contradictions du système ni même à les expliquer. Le réseau social, c’est la possibilité de s’investir dans un espace public sans régulation morale. Tu peux te lâcher. L’immoralité que chacun a en soi, tu peux la cracher tous les jours sans censure. Du même coup, la responsabilité morale face à la vérité qui doit définir la presse et les médias disparaît sur les réseaux sociaux. On n’a pas trouvé encore le filtre pour raisonner l’irrationnel qui pullule.

MVR : Obama s’est inquiété de ce que Trump, dont les conseillers n’arrivent même pas à contrôler les tweets pulsionnels, soit bientôt aux commandes du bouton nucléaire…

DCB : L’élection de Trump est le produit de tout cela. L’Amérique est un peuple profondément divisé en deux : Hillary Clinton a quand même gagné avec plus de deux millions et demi de voix d’avance et perdu à cause d’un système électoral que personne ne veut changer car chacun en profite à des moments différents de l’Histoire. Mais Trump est porté par une nouvelle vague de fond. L’Amérique des Blancs voit que son pouvoir diminue et les classes moyennes Blanches, qui sont les perdants de la mondialisation et d’une accumulation effrénée du capital, se retournent vers la haine la plus franche. On n’est plus dans le rationnel. Trump dit « asséchons le marais » de Washington, et il compose le gouvernement le plus marécageux que l’histoire ait jamais connu, avec le patron de Burger King au commerce, celui d’ExxonMobil aux affaires étrangères, les membres de son cabinet qui possèdent à eux seuls près de 4 milliards de dollars…. c’est fantastique ! Le n’importe quoi ne fait plus peur parce que le sensé ne fait plus rêver. Et donc voilà. L’irrationalité politique fonctionne, le post-factuel fonctionne, les réseaux sociaux fonctionnent parce que le sensé n’a pas marché et que le capitalisme est ce qu’il est, tout comme l’anticommunisme a fonctionné parce que le communisme était ce qu’il était : c’est une réponse à un constat d’incapacité. Et cette réponse, l’irrationnel, est incontrôlable.

MVR : Avec Trump, allié objectif de Poutine, c’est la première fois que la première puissance mondiale n’est pas représentative des valeurs occidentales. Que peut faire l’Europe face à cela ?

DCB : D’abord on va vite mesurer la stabilité des institutions démocratiques américaines. On peut faire le pari que dans les deux ans, Trump ne sera plus président, il y aura un impeachment. C’est trop fou. Quant à ce changement d’axe mondial, c’est précisément la raison pour laquelle les Européens doivent se réveiller le plus rapidement possible. Face à cette désintégration et au désengagement américain, les Européens ont besoin plus que jamais de l’Europe et il faut accélérer la réflexion.

MVR : Mais l’Europe n’a pas réussi à convaincre ! Avec quoi peut-on encore faire rêver ?

DCB : Mais avec l’Europe !! Arrêtez tous de tourner autour du pot ! C’est simple, c’est très simple : on ne s’en sortira qu’avec l’Europe. C’est pas la peine d’aller chercher midi à quatorze heures. On n’a pas réussi parce qu’on a mal fait. Tout ce que disent les eurosceptiques et europhobes sur l’Europe qui ne fonctionne pas, je leur réponds : vous avez raison, c’est vrai, c’est même pire. Mais la réalité, c’est que sans l’Europe on ne s’en sortira pas. C’est cela qu’il faut continuer à marteler. En France, Emmanuel Macron est le seul candidat de la présidentielle avec l’écologiste Yannick Jadot à le dire, et il a fait ovationner l’Europe par 15000 personnes dans un meeting. C’est déjà pas mal ! C’est inouï que presque tous les politiques aient peur de cette idée qui est pourtant une évidence. L’Europe, c’était un objectif stratégique pour en finir avec les guerres et les nationalismes et ça, on a réussi, même s’il y reste des problèmes de nationalismes. Aujourd’hui, l’Europe est le seul projet et le seul bouclier possibles dans la mondialisation. Ceux qui prétendent qu’on n’a qu’à arrêter la mondialisation racontent des salades : la mondialisation est là, il faut être fort dedans et ne pas faire semblant qu’elle n’existe pas.

MVR : L’Europe, l’Europe… De Gaulle dirait que tu sautes comme un cabri ! Comment lui donner une réalité politique ?

DCB : Les politiques n’ont jamais l’honnêteté d’expliquer que l’Europe doit être une souveraineté partagée et que cette souveraineté partagée est un espace politique autonome. Au lieu de cela, les gouvernements se cramponnent à représenter leurs intérêts nationaux et le Conseil européen, l’intergouvernementalité, n’est qu’un compromis à partir de positions nationales. C’est stérile. Organiser une souveraineté européenne, dans notre époque mondialisée, c’est le combat fondamental pour être maître de notre vie. Pour cela, il faut que ceux qui optent pour cet intérêt national européen acquièrent un poids politique dans le débat démocratique. Donc, je te l’annonce ici, j’envisage d’être candidat aux élections européennes de 2019, à condition qu’on réussisse à fonder un parti transnational, une coalition écolo-sociale-libérale pro-européenne, avec une liste de députés de tous les pays. C’est seulement de cette manière que l’on pourra vraiment avancer.

MVR : Avec des candidats britanniques ?

DCB : Oui bien sûr, qu’ils se dénoncent ! Le Brexit n’est pas fini. Les Britanniques ont encore le temps de se rendre compte que l’Europe est leur seul avenir. Mais ce ne sont pas les arguments, même les meilleurs, qui sont capables de changer le cours des choses : il faut un pilier de mobilisation. Il faut d’abord convaincre tous les Anglais qui n’ont pas voté, et en particulier les jeunes, qu’ils ont fait une erreur. Il ne s’agit évidemment pas de contester le résultat du référendum, mais d’amener le peuple et les dirigeants à reconnaître leur erreur et à constater le mal qu’ils se sont fait à eux-mêmes. Au bout de deux ans de négociations qui seront vraisemblablement insolubles, Theresa May peut aller devant la chambre des communes et dire « Pouce ! On n’y arrive pas, il faut revenir en arrière. » C’est pour cela que les Européens doivent être très clairs. Le marché unique va avec la liberté de circulation des personnes. Brexit means Brexit comme elle dit, ok, mais Europe means Europe aussi. If you dont mean Brexit, you mean Europe. On ne peut pas tricher avec cela. Et si on n’arrête pas le Brexit, dans dix ou vingt ans les Britanniques feront une demande d’adhésion à l’Union européenne. Je fais le pari : même les Anglais finiront par rêver de l’Europe.

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